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A.La quête
Le référendum de 1995 sur la sécession du Québec du Canada dressait famille contre famille, ami contre ami, communauté contre communauté. Par la suite, notre gouvernement fédéral a décidé qu’il était de son devoir de protéger le droit de toute municipalité qui le souhaitait de rester au sein du Canada. Des forces militaires ont été stationnées à la frontière. Nous étions très près d’une guerre civile.
Il est impossible d’exprimer le stress émotionnel et la confusion morale qui a affligé presque toute la population pendant ce conflit pour le pouvoir. Ces émotions devaient être semblables à ce que peut ressentir un soldat dans le feu de l’action.
Et ce n’était pas le premier référendum : il faisait suite à celui de 1980. L’objectif était alors de renégocier la Confédération en vue d’établir une souveraineté-association. Il découlait d’une lutte entre les gouvernements fédéral et provincial pour s’approprier la compétence en matière de services sociaux, laquelle relevait de plus en plus du gouvernement.
La même année, la Cour suprême du Canada, dans le renvoi sur la compétence du Parlement relativement à la Chambre haute[1], a statué :
Le pouvoir d’édicter des lois fédérales a été donné à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes. Ainsi on a voulu que l’organisme créé pour protéger les intérêts des régions et des provinces participe à ce processus législatif.
Plutôt que de réformer le Sénat pour que les intérêts provinciaux soient représentés convenablement, le premier ministre Pierre Trudeau a rapatrié la constitution et l’a modifiée en cours de route pour que de telles réformes soient pratiquement impossibles. Au lieu de permettre à la population de négocier le caractère fédéral du Canada par l’entremise du Parlement, nous avons été témoins de l’émergence d’un système connu sous le nom de « fédéralisme exécutif » en vertu duquel les gouvernements fédéral et provinciaux négocient et concilient leurs intérêts respectifs au-delà de la portée du Parlement et de la population.
En 1998, ce conflit dominait le programme politique du Québec depuis déjà près de 30 ans. En 1968, Montréal était encore la métropole canadienne. Trente ans plus tard, la ville était dévastée. Aujourd’hui, un demi-siècle après les débuts de mouvement séparatiste, aucune solution n’est en vue. Le Québec est pauvre, corrompu, perplexe, épuisé, à la dérive.
Alors, en 1997, quand le Gouverneur en conseil a demandé à la Cour suprême du Canada de se prononcer sur le droit du Québec de se séparer du Canada, j’ai présenté une requête en intervention, et j’ai été accepté comme intervenant dans le cadre du Renvoi relatif à la sécession du Québec. Le moment où j’ai eu le plus d’effet sur la Cour est peut-être pendant mon allocution lorsque j’ai émis l’hypothèse que les Pères de la Confédération devaient sûrement avoir une idée de la façon dont les intérêts des provinces représentées au Sénat seraient conciliés avec nos intérêts communs représentés et protégés à la Chambre des communes.
B. La décision dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec
En substance, la Cour suprême a répondu au renvoi en expliquant que la sécession d’une province du Canada, pour être concrétisée, doit être réalisée par voie juridique, c’est-à-dire, par le processus politique requis par le cadre juridique qui sous-tend notre constitution.
Les juges affirment que ce cadre juridique est fourni par certains règles et principes sous-jacents, lesquels inspirent, soutiennent et constituent les hypothèses non énoncées, mais essentielles qui « donnent vie » au texte de la Loi constitutionnelle de 1867[2].
Ils expliquent que ces principes et ces règles découlent d’une compréhension du texte constitutionnel en lui-même, ainsi que du contexte historique et des interprétations judiciaires antérieures quant au sens de la constitution. Ils expliquent ensuite la pertinence de quatre principes structurels fondamentaux : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, ainsi que le respect des droits des minorités. Ces principes facilitent l’interprétation du texte, la délimitation des domaines de compétence, la portée des droits et obligations, et le rôle de nos institutions politiques[3].
Par sa décision, la Cour établit un ensemble exhaustif de lignes directrices entièrement nouvelles pour interpréter la Loi constitutionnelle de 1867. Ces lignes directrices sont présentées sous les quatre rubriques ci-dessous.
1). Le rôle de nos institutions politiques dans le contexte d’une union fédérale
Le fédéralisme était la réponse juridique aux réalités politiques et culturelles qui existaient à l’époque de la Confédération et qui existent toujours aujourd’hui. À l’époque de la Confédération, les dirigeants politiques avaient dit à leur collectivité respective que l’union canadienne permettrait de concilier unité et diversité[4].
La Loi constitutionnelle de 1867 […] était la première étape de la transformation de colonies […] en un État politique unifié et indépendant où des peuples différents pouvaient résoudre leurs divergences et, animés par un intérêt mutuel, travailler ensemble à la réalisation d’objectifs communs. Le fédéralisme était la structure politique qui permettait de concilier unité et diversité[5].
Selon l’arrêt Re the Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935 (C.P.), à la 942, le but de la Loi constitutionnelle de 1867
[TRADUCTION] n’était pas de fusionner les provinces en une seule, ni de mettre les gouvernements provinciaux en état de subordination par rapport à une autorité centrale, mais d’établir un gouvernement central dans lequel ces provinces seraient représentées, revêtu d’une autorité exclusive dans l’administration des seules affaires dans lesquelles elles avaient un intérêt commun[6].
Le principe de la démocratie a toujours inspiré l’aménagement de notre structure constitutionnelle. [.…] [C]e principe n’est pas mentionné expressément dans le texte même de la Loi constitutionnelle de 1867. […] [C]ela démontre l’importance des principes constitutionnels sous-jacents qui ne sont décrits expressément nulle part dans nos textes constitutionnels. Le caractère représentatif et démocratique de nos institutions politiques était tout simplement tenu pour acquis[7].
La Cour rappelle que les provinces étaient censées être représentées au sein du gouvernement central et que ce dernier ne devait être chargé que des affaires pour lesquelles les provinces avaient un intérêt commun.
Elle définit le fédéralisme comme la structure politique (en français) et le mécanisme politique (en anglais) permettant de concilier l’unité et la diversité du Canada. C’est ce qui déterminerait, en fait, les intérêts communs que gouvernerait le gouvernement central.
Les Pères de la Confédération ont présumé que les principes constitutionnels seraient appliqués pour donner vie au texte de la Loi. En conséquence, la nature constitutionnelle et démocratique de nos institutions publiques était tout simplement tenu pour acquis dans le texte de la Loi constitutionnelle de 1867.
2). Le cadre juridique de la Constitution du Canada
La tâche de la Cour était de clarifier le cadre juridique dans lequel des décisions politiques doivent être prises « en vertu de la Constitution »[8].
L’assentiment des gouvernés est une valeur fondamentale dans notre conception d’une société libre et démocratique. Cependant, la démocratie au vrai sens du terme ne peut exister sans le principe de la primauté du droit. C’est la loi qui crée le cadre dans lequel la « volonté souveraine » doit être déterminée et mise en œuvre. Pour être légitimes, les institutions démocratiques doivent reposer en définitive sur des fondations juridiques. Cela signifie qu’elles doivent permettre la participation du peuple et la responsabilité devant le peuple par l’intermédiaire d’institutions publiques créées en vertu de la Constitution[9].
Dans la mesure où les questions sont de nature politique, ce n’est pas le rôle du judiciaire d’interposer ses propres opinions sur les positions divergentes adoptées par les parties aux négociations, même s’il était invité à le faire. Il incombe plutôt aux représentants élus de s’acquitter de leurs obligations constitutionnelles d’une façon concrète que, en dernière analyse, seuls leurs électeurs et eux‑mêmes sont en mesure d’évaluer. La conciliation des divers intérêts constitutionnels légitimes décrits plus haut relève nécessairement du domaine politique plutôt que du domaine judiciaire, précisément parce que cette conciliation ne peut être réalisée que par le « donnant, donnant » du processus de négociation. Une fois établi le cadre juridique, il appartiendrait aux dirigeants démocratiquement élus des divers participants de résoudre leurs différends[10].
La Cour suprême du Canada a donc décidé que la Loi constitutionnelle de 1867 avait pour objectif de créer une structure politique dans laquelle les provinces devraient être représentées et un mécanisme politique permettant de concilier la diversité et l’unité du Canada par le biais des institutions démocratiques créées par la Loi, que ces institutions « doivent permettre la participation du peuple et la responsabilité devant le peuple » [11] et qu’il est du devoir des dirigeants politiques du peuple de concilier leurs intérêts par le processus de négociation au sein de ces institutions, de manière à donner force de loi à la volonté souveraine du peuple.
En d’autres termes, la Cour reconnait que le fédéralisme est constitutif du processus législatif qui doit être exercé par le Parlement pour que le caractère fédéral du Canada soit légalement déterminé.
Ils concluent que, une fois ce cadre juridique établi, il n’appartiendrait pas au pouvoir judiciaire d’interposer ses vues dans les négociations politiques conciliant la volonté du peuple dans la loi.
Vraiment stupéfiant! La Cour a décidé qu’il n’appartenait pas au pouvoir judiciaire de déterminer le partage des pouvoirs dans la fédération canadienne.
3). L’intention législative de la Loi constitutionnelle de 1867 : la signification de la Confédération
Les délégués [à la conférence de Québec] approuvent 72 résolutions, touchant presque tout ce qui formera plus tard le texte final de la Loi constitutionnelle de 1867[12].
De fait, la résolution 70 dit ceci : « L’on devra réclamer la sanction du Parlement impérial et des Parlements locaux, pour l’union des provinces, sur les principes adoptés par la convention »[13].
La confirmation des Résolutions de Québec est obtenue plus facilement dans le Canada central que dans les Maritimes[14].
Seize délégués (cinq du Nouveau-Brunswick, cinq de la Nouvelle-Écosse et six de la province du Canada) se rencontrent à Londres, en décembre 1866, pour finaliser le projet de Confédération. À cette fin, ils conviennent d’apporter de légers changements et ajouts aux Résolutions de Québec. Des modifications mineures sont faites […][15].
Le projet d’Acte de l’Amérique du Nord britannique est rédigé après la Conférence de Londres, avec l’aide du ministère britannique des Affaires coloniales, […] adopté en troisième lecture à la Chambre des communes le 8 mars 1867, reçoit la sanction royale le 29 mars et est proclamé le 1er juillet de la même année[16].
La Cour a donc statué que la volonté confédérale était énoncée dans les Résolutions de Québec (1864), que ces résolutions exprimaient le désir des provinces d’être unies dans un système fédéral et qu’un tel système était loyalement promulgué par la Loi constitutionnelle de 1867.
4). La Loi constitutionnelle de 1867 était une étape évolutive dans la Constitution du Canada
[N]otre histoire constitutionnelle démontre que nos institutions gouvernementales ont su changer et s’adapter […] par des moyens qui ont permis d’assurer la continuité, la stabilité et l’ordre juridique[17].
Tant pour le Canada-Est que pour le Canada-Ouest, l’expérience de l’Acte d’Union, 1840 […], avait été insatisfaisante[18].
« [L]e modèle canadien », selon les juges majoritaires dans le Renvoi relatif aux circonscriptions électorales provinciales (Sask.) [1991] […] « est une démocratie en évolution qui se dirige par étapes inégales vers l’objectif du suffrage universel et d’une représentation plus effective »[19].
La Cour laisse ainsi entendre que la structure politique et le mécanisme démocratique conçus pour légalement concilier l’unité et la diversité du Canada par le biais des institutions démocratiques créées par la Loi constitutionnelle de 1867 n’étaient pas révolutionnaires. Ils constituaient une adaptation, une étape évolutive, d’un système de gouvernement qui existait à l’époque de la Confédération.
La façon par laquelle ce système devait être adapté peut se trouver dans le schéma de Confédération adopté lors de la Conférence de Québec (1864) et le texte de la Loi constitutionnelle de 1867, qui doit être compris à la lumière de ses conséquences constitutionnelles dans l’instauration de l’union fédérale souhaitée par les provinces.
La décision de la Cour m’a amené à passer en revue notre histoire politique et constitutionnelle afin de découvrir l’évolution des principes et des pratiques, d’abord en Grande-Bretagne, et ensuite au Canada, lesquels, en réalité, ont défini le caractère représentatif et démocratique de nos institutions politiques à l’époque de la Confédération. Cette assise est nécessaire à la bonne compréhension du langage utilisé dans les 72 résolutions de Québec et dans la Loi constitutionnelle de 1867, prévoyant l’adaptation de cette forme de gouvernement au Dominion du Canada.
C. Évolution du modèle canadien du Gouvernement responsable
(i). Rapport de Lord Durham sur les affaires de l’Amérique du Nord britannique
Lord Durham a été envoyé en Amérique du Nord britannique à la suite de la rébellion et des insurrections en 1837 et 1838 « pour régler certaines questions des provinces du Bas et du Haut-Canada relatives à la structure et au gouvernement des dites provinces »[20].
Il déclare que le système de gouvernement commun à toutes les provinces de l’Amérique du Nord britannique est la conséquence du même vice constitutionnel. En substance, le Conseil exécutif du gouverneur, n’étant pas choisi parmi les membres du Parlement, assurait sa propre pérennité. Il écrit :
Dès son arrivée […] le Gouverneur est forcé de se jeter presque à coup sûr entre les mains de ceux qu’il trouve placés dans la position de ses conseillers officiels[21].
Ainsi, chaque année nouvelle affermissait la force du parti dominateur. Fortifié par les liens de famille et par l’intérêt commun de tous ceux qui tenaient des emplois inférieurs, ou en désiraient, ce parti s’érigeait comme une forteresse solide et permanente, à l’abri de toute responsabilité, non sujet à quelque changement important, exerçant sur tous les services du Gouvernement de la province une autorité tout à fait indépendante du peuple et des députés[22].
Longtemps, il [le Haut-Canada] fut entièrement sous la tutelle d’un parti qu’on désigne d’ordinaire dans la province sous le nom de « Family Compact ». Ces hommes […] ont occupé presque tous les hauts emplois publics. Par ce truchement et aussi par leur influence sur le Conseil exécutif, ils exercèrent en entier le pouvoir du gouvernement. Ils conservèrent leur influence sur l’Assemblée grâce à leur ascendant sur le Conseil législatif[23].
Au Bas-Canada, ce même vice constitutionnel a le même effet, sauf que la classe dirigeante est le « British Party » et le conflit de pouvoirs dégénère en une « guerre des races ».
Ce vice constitutionnel provoque un conflit de pouvoir entre la Chambre d’assemblée et le gouvernement exécutif, menant à la négation de la liberté constitutionnelle du peuple, la corruption de leurs valeurs morales et matérielles, l’incapacité du gouvernement à fournir les réformes nécessaires et évidentes ainsi que la désorganisation entière de l’État.
Alors que les réformateurs du Bas-Canada exigeaient un Conseil législatif (une Chambre haute) élu, les réformateurs du Haut-Canada ont compris que ce conseil était la créature du Conseil exécutif. Ils faisaient la demande constante que les membres de l’exécutif soient responsables de leur conduite[24].
Lord Durham a recommandé :
Il n’est pas nécessaire de changer les principes de gouvernement ni d’inventer une nouvelle théorie constitutionnelle pour appliquer les remèdes qui, à mon avis, guériraient tous les maux politiques de l’heure. Il suffit de suivre d’une manière conséquente les principes de la Constitution britannique et d’imposer au Gouvernement de ces grandes colonies les sages dispositions, qui seules peuvent faire fonctionner dans l’harmonie et l’efficacité le régime représentatif de n’importe quel pays[25].
Chaque but du contrôle populaire pourrait être combiné avec le droit, laissé à la Couronne, de choisir ses conseillers si le gouverneur reçut instructions de s’assurer la collaboration de l’Assemblée, en confiant son administration à des hommes qui commanderaient la majorité26.
Les actes du Gouvernement seraient de la sorte sujets à quelques responsabilités[26].
On devrait assurer par tous les moyens connus de la Constitution britannique la responsabilité de tous les officiers du Gouvernement vis-à-vis de l’Assemblée, à l’exception du gouverneur et de son secrétaire. On devra donner instructions au gouverneur, en tant que représentant de la Couronne, de diriger son Gouvernement par l’intermédiaire de chefs de service qui devront posséder la confiance de la Chambre unie; et il ne doit attendre aucun appui de la métropole en cas de contestation avec la Chambre, sauf sur les points qui touchent les intérêts stricts de l’Empire[27].
Par l’Acte d’Union, 1840[28], les autorités impériales ont uni les provinces du Bas et du Haut-Canada sous une seule législature et un seul gouvernement pour créer la province du Canada. Contrairement à la recommandation de Lord Durham, le Haut et le Bas-Canada se voient attribuer un nombre égal de députés à la Chambre d’assemblée de leur législature-uni. Les autorités impériales s’attendaient à ce que les représentants de la minorité anglaise du Bas-Canada votent en suivant le Haut-Canada afin de placer temporairement les Français en situation minoritaire. La conséquence fut cependant d’établir le caractère fédéral de la nouvelle province du Canada.
(ii) Les principes qui sous-tendent le Gouvernement responsable
À la suite de la rébellion et des insurrections contre les gouvernements coloniaux irresponsable et irremplaçable, les populations tant du Haut-Canada que du Bas-Canada étaient déterminées à mettre en place un Gouvernement responsable dans la province du Canada.
À la première occasion, Robert Baldwin a proposé quatre résolutions à la première session de la Chambre d’assemblée énonçant les principes à suivre pour la constitution du gouvernement du Canada.
Ces résolutions, telles que modifiées par l’autorité impériale, ont reçu l’appui d’une forte majorité des membres de la Chambre d’assemblée le 3 septembre 1841[29]. Elles se lisent comme suit :
1. Que le plus important et le plus incontestable des droits politiques du peuple de cette province est celui d’avoir un parlement provincial pour la protection de ses libertés, pour exercer une influence constitutionnelle sur les départements exécutifs de son gouvernement et pour légiférer sur toutes les matières du gouvernement intérieur.
2. Que le chef du gouvernement exécutif de la province, étant dans les limites de son gouvernement, le représentant du Souverain, est responsable aux autorités impériales seulement, mais que néanmoins nos affaires locales ne peuvent être conduites par lui qu’avec l’assistance et au moyen, par l’avis et d’après les informations d’officiers subordonnés dans la province.
3. Que pour maintenir l’harmonie qui est essentielle à la paix, au bien-être et au bon gouvernement de la province, les principaux aviseurs du représentant du Souverain, constituant sous lui une administration provinciale, doivent être des hommes jouissant de la confiance des représentants du peuple, offrant ainsi une garantie que les intérêts bien entendus du peuple, que Notre Gracieuse Souveraine a déclaré devoir être en toute occasion la règle du gouvernement provincial, seront fidèlement représentés et défendus.
4. Que le peuple de cette province a de plus le droit d’attendre de l’administration provinciale ainsi composée, qu’elle emploiera tous ses efforts à ce que l’autorité impériale dans ses limites constitutionnelles soit exercée de la manière la plus conforme à ses vœux et à ses intérêts bien entendus.
La deuxième résolution admet que le Gouverneur général est responsable uniquement devant l’autorité impériale, mais qu’il ne peut administrer son gouvernement qu’avec le soutien, les conseils et l’information des officiers subalternes de la province.
La troisième résolution confère à la population le droit à la gouverne de l’État conformément à ses intérêts bien entendus. Afin de garantir cette règle de gouvernance, les principaux conseillers du Gouverneur général, constituant l’administration provinciale sous lui, doivent posséder la confiance des représentants du peuple.
(iii) L’évolution du fédéralisme canadien
La structure politique, le mécanisme démocratique et l’équilibre du pouvoir constitutionnel qui ont évolué pour garantir le Gouvernement responsable du Canada découlent de l’application intégrale et honnête de l’Acte d’Union, 1840.
L’article 12 de l’Acte d’Union accordait à la population du Haut et du Bas-Canada le droit au même nombre de représentants à leur Chambre d’assemblée. En effet, l’article 12 crée l’équilibre constitutionnel du Haut et du Bas-Canada au sein du gouvernement de la province du Canada.
Compte tenu de la diversité culturelle de la population des deux territoires-unis à travers desquels ils expriment leurs intérêts fondés sur un droit coutumier, une langue, une religion et des institutions publiques uniques à chaque territoire, la Chambre d’assemblée se divise naturellement en deux sections égales.
Chaque section fait valoir qu’elle avait le droit d’être représentée constitutionnellement par un conseiller principal au sein du Conseil exécutif du Gouverneur général afin de garantir la gouverne de l’État d’après leurs propres vœux et intérêts bien entendus[30].
Lord Elgin est devenu Gouverneur général chargé d’établir un Gouvernement responsable au Canada. Après les élections générales de 1847, il choisit Louis-Hippolyte LaFontaine, comme étant celui qui pourrait commander une majorité de l’Assemblée-unie, pour former le gouvernement. LaFontaine a accepté, à condition que Robert Baldwin occupe un poste équivalent de sorte que la population du Haut et celle du Bas-Canada disposent chacune d’un chef politique au sein du Conseil exécutif du Gouverneur général à qui confier l’autorité et la responsabilité de défendre la gouvernance de l’État selon ses propres intérêts.
Lord Elgin a accepté cette proposition et a demandé à ses deux conseillers principaux de déterminer ensemble le caractère représentatif de leur cabinet et de s’entendre sur un programme politique que leur gouvernement de coalition mettrait en œuvre à la suite de son approbation par la majorité des membres de la Chambre d’assemblée unie[31].
Les dirigeants politiques des Anglais du Haut-Canada et des Français du Bas-Canada devaient s’entendre sur un programme qui saurait convenir aux vœux et aux intérêts de leurs propres électeurs. Ce mécanisme démocratique a eu pour effet d’exclure les intérêts propres au Haut-Canada ou au Bas-Canada qui ne pouvaient, en justice, être réconciliées dans le cadre d’un programme politique commun.
Non seulement ce mécanisme politique a-t-il déterminé les intérêts que le Haut et le Bas-Canada souhaitaient gouverner en commun, mais il a également chargé le ministère de la responsabilité, envers chacun des deux canadas représentés à l’Assemblée, de mettre en œuvre le programme politique approuvé par le Parlement.
Cette structure politique et ce mécanisme démocratique ont eu comme conséquence d’établir le caractère fédéral de la primauté du droit au Canada. Les intérêts locales propres au Haut ou au Bas-Canada devaient être gouvernées par des lois n’ayant effet que dans l’une ou l’autre des régions de la province. Il en résultait que l’approbation légitime de la loi n’exigeait que l’approbation des membres de la section de l’Assemblée élus pour représenter la population de la région touchée par cette loi locale.
Au cours des débats au sujet de la Confédération, John A. Macdonald a confirmé ce qui suit :
… quoique nous ayons nominalement une union législative et que nous siégions dans un seul parlement supposé constitutionnellement représenter le peuple sans égard aux sections et aux localités, cependant, nous savons par expérience que depuis l’union, nous avons eu une union fédérale; que dans les matières affectant le Haut-Canada, les députés de cette section s’occupent exclusivement des lois qui les concernent, et qu’il en est de même pour le Bas-Canada[32].
Cette forme de Gouvernement responsable, caractérisée par un gouvernement de coalition formé et dirigé par deux premiers ministres qui étaient les chefs politiques du Haut et du Bas-Canada et qui siégeaient au Conseil du gouverneur en tant que ses principaux conseillers, a perduré jusqu’à l’époque de la Confédération.
(iv) Le fonctionnement du Gouverneur en conseil sous le Gouvernement responsable
Les gouverneurs généraux sont investis sur le plan juridique de tous les pouvoirs de l’État, mais ils doivent exercer ces pouvoirs de façon à assurer la gouverne de l’État selon les vœux et les intérêts bien compris de la population. Ils connaissent ces vœux et ces intérêts par le biais de leurs principaux conseillers, dotés de l’autorité octroyée par le Parlement, de parler et d’agir en son nom.
Les gouverneurs généraux ne peuvent agir si la volonté du Parlement est divisée. Ils ne peuvent sanctionner l’exercice des pouvoirs de l’État à moins que les deux premiers ministres donnent le même conseil quant à la façon dont la population veut se gouverner.
Si les dirigeants veulent exercer le pouvoir, ils doivent négocier un terrain d’entente. Ils feraient naturellement appel au Gouverneur général pour les aider dans leurs difficultés constitutionnelles. Compte tenu de la nature humaine, chacun de ces acteurs politiques aurait tendance à défendre ses compétences légitimes dans l’exercice des pouvoirs de l’État. Étant donné la situation du Gouverneur général et son rôle au Conseil, les acteurs politiques étaient obligés d’appuyer leurs ambitions par le consentement éclairé et librement données des membres de l’Assemblée.
Le recours pour faire respecter leurs compétences légitimes était de remettre leur démission. Le Canada a gagné la lutte pour un Gouvernement responsable lorsque LaFontaine et Baldwin, ainsi que leur cabinet de ministres, ont remis leur démission en expliquant au Parlement et à la population les raisons pour lesquelles ils ne pouvaient pas se tenir responsables du gouvernement de la province sous l’administration du Gouverneur général Charles Metcalfe. Il a fallu une année entière à Metcalfe pour former une nouvelle coalition disposée à servir sous son administration[33].
Des élections générales ont eu lieu. LaFontaine et Baldwin ont fait appel à la population à défendre leur autorité. Metcalfe a utilisé toutes les ressources officielles et même plus pour soutenir son parti. Bien que la majorité remportée par celui-ci au Haut-Canada ait été supérieure à celle de LaFontaine au Bas-Canada, le fait d’avoir laissé la population décider qui dit vrai et qui abuse du pouvoir a contraint le gouvernement impérial à reconnaître qu’il ne pouvait pas gouverner « contre l’opinion des habitants[34] ».
Les premiers ministres ont accès au même recours pour assurer le respect des intérêts constitutionnels légitimes de leurs électeurs. Au cours des débats sur la Confédération, George-Étienne Cartier, chef politique du Bas-Canada, a expliqué : « Aujourd’hui, si l’on me faisait une opposition déraisonnable, mon remède serait de briser le gouvernement en me retirant, et la même chose aura lieu dans le gouvernement fédéral. »[35] Si la moitié du cabinet des ministres en provenance du Bas-Canada démissionnait en criant à l’abus de pouvoir, la population serait finalement appelée à décider qui dit vrai. Comme cela n’a jamais eu lieu durant l’existence de la province du Canada, la menace d’un tel recours semble avoir été suffisante pour tempérer les ambitions.
D. L’évolution de l’intention de la Confédération
(i) L’expérience du Gouvernement responsable
Le Gouvernement responsable du Canada était dynamique, décisif et puissant avec l’appui du peuple. En très peu de temps, l’administration efficace et l’harmonie sociale ont été rétablies. La prospérité morale et matérielle du Canada a pris des avances à un rythme phénoménal. Le Canada a gagné le respect de l’ensemble du monde civilisé et a réussi, de façon légitime et paisible, à créer ce qui est aujourd’hui le deuxième plus grand pays du monde.
Cela ne veut pas dire que la province du Canada n’a pas connu son lot de problèmes. La structure du Gouvernement responsable a dû se conformer aux contraintes imposées par l’Acte d’Union, 1840, lequel ne prévoyait qu’un seul gouvernement pour gouverner les deux communautés reconnues du Haut et du Bas-Canada et le Canada dans son ensemble.
Avec LaFontaine et Baldwin à la tête, ces deux communautés ont accepté de travailler ensemble afin de poursuivre leurs progrès moraux et matériels. Cependant, la prospérité recherchée par la communauté franco-catholique était plutôt de nature morale ou spirituelle, tandis que celle de la communauté anglo-protestante était davantage de nature matérielle.
Comme l’Acte d’Union n’avait établi qu’une seule administration pour régir les intérêts communs et locaux de la population, les Haut-Canadiens contribuaient à hauteur de 75 % du budget du gouvernement. Bien que le nombre d’habitants du Haut-Canada ait rapidement dépassé celui du Bas-Canada, et malgré la perspective d’une accentuation de cette disparité, la représentation égale des deux sections du Canada à l’Assemblée législative obligeait le gouvernement à dépenser les recettes publiques en quantité égale dans chacune des deux sections de la province.
Les Haut-Canadiens se sont rapidement plaints de l’injustice de cet arrangement. De plus, chaque fois qu’un investissement public était jugé nécessaire au profit général du Haut-Canada ou du Bas-Canada, un montant compensatoire devait être dépensé dans l’autre section, peu importe la valeur de l’investissement[36].
George Brown, chef des réformistes du Haut-Canada, a réclamé justice par le biais d’une réforme constitutionnelle. Depuis 1856, les principes selon lesquels cette réforme devait être réalisée ont été explorés de plus en plus intensément. M. Brown a efficacement paralysé le gouvernement pour mener à bien cette réforme en ralliant une majorité au sein de l’Assemblée unie pour contrer toute augmentation de la dette publique[37].
Pour réparer cette injustice, il a réclamé la représentation selon la population. Il a exigé que tous les citoyens soient représentés de façon égale à l’Assemblée afin que leur influence soit plus équitablement répartie sur leur gouvernement conformément au fardeau financier qu’ils doivent supporter pour financer son fonctionnement.
Cette réforme éliminerait toutefois le droit égal de chacun des Canadas à un représentant en chef au Conseil du gouverneur ainsi que le mécanisme de gouvernement de coalition qui garantissait le respect de leurs intérêts constitutionnels légitimes dans la gouvernance de leur union.
On craignait que la loi, au lieu de se fonder sur un accord relatif au droit constitutionnel des populations des deux Canadas à la gouverne de l’État conformément à leurs vœux et leurs intérêts bien entendus, ne devienne un outil par lequel les Anglais imposeraient leur volonté aux Français. La loi, plutôt que d’être adoptée par un processus démocratique fondé sur la conciliation des intérêts constitutionnels légitimes du peuple, serait adoptée en fonction de la règle de la majorité simple.
Au cours des débats sur la Confédération, George-Étienne Cartier a déclaré :
Si une telle mesure avait été adoptée, quelle en aurait été la conséquence? Il y aurait eu conflit politique constant entre le Haut et le Bas-Canada, et une section aurait été gouvernée par l’autre[38].
(ii) La solution de la Confédération
Au cours des débats sur la Confédération, George Brown a expliqué :
Nos amis du Bas-Canada nous ont concédé la représentation d’après la population qu’à la condition expresse qu’ils auraient l’égalité dans le Conseil législatif. Ce sont là les seuls termes possibles d’arrangement. […] [O]n reconnait jusqu’à un certain point une diversité d’intérêts et la raison pour les provinces moins populeuses de demander la protection de leurs intérêts par l’égalité de représentation dans la chambre haute[39].
[…] [L]e projet actuel nous remet en possession, dans la Chambre basse, de notre influence qui nous livre les cordons de la bourse. Si, à raison de la concession que nous avons faite de l’égalité de représentation dans la Chambre haute, nous ne pouvons forcer le Bas-Canada à subir une législation contraire à ses intérêts, nous aurons du moins ce que nous n’avons jamais eu jusqu’ici, le pouvoir de l’empêcher de faire ce que nous regardons comme des injustices à notre égard[40].
[…] Toutes les affaires locales doivent être bannies de la législature générale; les gouvernements locaux seront chargés des affaires locales, et si nos amis du Bas-Canada jugent à propos de faire trop de dépenses, eux seuls en porteront le fardeau[41].
(iii) L’intention de la Confédération
L’intention de la Confédération était énoncée dans les 72 résolutions adoptées lors de la conférence de Québec réunissant 32 délégués provinciaux, lesquels représentaient la quasi-totalité des partis politiques des provinces impliquées dans la Confédération.
La deuxième résolution énonce l’intention d’unir les provinces conformément au principe fédéral selon lequel un gouvernement général serait chargé des questions d’intérêt commun et les gouvernements locaux seraient chargés du contrôle des affaires locales.
La troisième résolution exprime la volonté de suivre le modèle de la Constitution britannique, autant que les circonstances le permettront.
La quatrième résolution stipule que le gouvernement « sera administré […] suivant les principes de la Constitution britannique[42] ».
La quatorzième résolution prévoit que « les premiers [sénateurs] fédéraux seront … nommés par la Couronne, à la recommandation du Gouvernement général et sur la présentation des gouvernements locaux respectifs. Dans ces nominations, on devrait avoir égard aux droits de […] l’opposition dans chaque province, afin que tous les partis politiques soient, autant que possible, équitablement représentés. »[43]
Cette résolution prévoit donc la représentation proportionnelle de tous les partis politiques provinciaux au Sénat. Ce caractère représentatif permet au Sénat de concilier les intérêts locaux des citoyens dans le gouvernement du Canada en harmonie avec ceux qui sont représentés et protégés dans leurs assemblées législatives provinciales. Ainsi, la capacité locale des citoyens de se gouverner comme ils le veulent est pleinement et véritablement représentée au Sénat.
Elle prévoyait uniquement la nomination des premiers sénateurs, car les Pères de la Confédération ne pouvaient pas s’entendre sur plus. Certains d’entre eux ont fait valoir que chaque province avait le droit de choisir la façon dont elle souhaitait être représentée au Sénat. Cependant, ils ont tous convenu que l’union des provinces ne pourrait aller de l’avant sans que cette question soit réglée. Les délégués ont donc accepté ce compromis.[44]
Ils ont naturellement présumé que le principe représentatif qui a déterminé la première sélection de sénateurs continuerait d’être appliqué jusqu’à ce que leur province en décide autrement. Ils n’ont certainement pas anticipé que le gouvernement fédéral serait structuré de manière à empêcher les provinces de conseiller le Gouverneur général quant à leur choix de Sénateur.
E. Le renouvellement du fédéralisme canadien par la Loi constitutionnelle de 1867
Au cours des débats sur la Confédération, John A. Macdonald a déclaré : « Nous proposons, dans la Constitution, de garder le système de Gouvernement responsable qui existe dans cette province depuis 1841[45] ».
L’équilibre constitutionnel, la double structure politique et le mécanisme démocratique permettant de concilier l’unité et la diversité de la province du Canada par la voie parlementaire ont été adoptés par la Loi constitutionnelle de 1867 « afin d’assurer l’efficacité, l’harmonie et la stabilité dans le fonctionnement de l’union[46] ».
L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 stipule que la source des privilèges, des immunités et des pouvoirs tant du Sénat que de la Chambre des communes est la Chambre des communes du Parlement de la Grande-Bretagne et de l’Irlande.
Dès la première occasion, une loi adoptée par le Parlement du Canada le 22 mai 1868 en confirme la teneur en précisant que les deux chambres jouissent des mêmes privilèges, immunités et pouvoirs que possédait la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni en 1867. L’article 1 se lit comme suit :
1. The Senate and the House of Commons respectively, and the Members thereof respectively, shall hold, enjoy and exercise such and the like privileges, immunities and powers as, at the time of the passing of the British North America Act 1867, were held, enjoyed and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, and by the members thereof, so far as the same are consistent with and not repugnant to the said Act.
Les deux chambres sont donc reconnues comme étant des institutions représentatives. Les deux sont également autorisées et habilitées à représenter la volonté du peuple : la Chambre des communes pour représenter et protéger leurs vœux et leurs intérêts concernant leur gouvernement commun dans l’ensemble du Canada; le Sénat pour représenter et protéger les intérêts locaux des habitants de chacune des provinces.
Le privilège le plus important confié à la Chambre des communes par la Glorieuse Révolution de 1688, qui a transformé la monarchie absolue en un modèle de gouvernement constitutionnel, est de choisir et de mandater les leurs pour conseiller le Roi dans l’exercice de la prérogative du peuple. L’article 18 confère au Sénat le même privilège.
Étant donné que l’article 18 renouvelle l’équilibre constitutionnel prévu par l’Acte d’Union, l’article 12 de la Loi constitutionnelle de 1867 renouvelle les pouvoirs, les attributions et les fonctions exercés par le Gouverneur général dans la province du Canada afin de faciliter la conciliation de l’unité et la diversité du Canada.
L’article 91 renouvelle explicitement la double structure politique et le mécanisme démocratique permettant cette conciliation. L’article 91 stipule : « Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes, de faire des lois […] ». Pour ce faire, les deux chambres doivent participer à l’initiation de la loi. Cela implique un accord, un programme politique commun approuvé par les deux chambres, qui exclut nécessairement les intérêts purement locaux que les citoyens veulent gouverner au niveau local.
Notre système de gouvernement constitutionnel repose sur l’extension de cette forme législative à l’exercice des pouvoirs discrétionnaires de l’État exercés par le Gouverneur en conseil.[47] De plus, l’article 12 de la Loi Constitutionnelle de 1867 exige que les conseils soient donnés « selon le cas » par un conseiller qui est autorisé à exprimer un avis sur la question.47
F. Le caractère représentatif du Sénat prévu par la Loi Constitutionnelle de 1867
Afin de permettre aux provinces de défendre leurs intérêts, la fonctionnalité originale du modèle parlementaire britannique a été adoptée en rétablissant le nature représentatif de la Chambre des lords (à savoir, représenter les intérêts politiques des territoires féodaux au Parlement avec le Roi)[48] et en adaptant la représentation provinciale au Sénat selon le principe démocratique développé sous la Constitution britannique.
En 1864, les délégués canadiens sont intervenus à la conférence de Charlottetown, convoquée pour discuter de l’union des provinces maritimes, afin de proposer une union plus grande. Les Canadiens ont constaté que les provinces maritimes souhaitaient protéger leurs individualités tout autant que le Bas-Canada[49]. Ils ont offert aux provinces maritimes le même nombre de représentants au Sénat pour qu’ils puissent défendre leurs intérêts locaux et régionaux aussi bien que le Haut et le Bas-Canada.
Le caractère représentatif du Sénat a été conçu à un moment où les représentants nommés honoraient l’autorité qui leur était conféré en remettant leur démission si l’auteur de leur nomination, pour quelque motif que ce soit, choisissait de confier le poste à un autre.
Les Lords, par contre, ne peuvent en aucun cas renoncer à leurs devoirs[50]. L’article 30 de la Loi constitutionnelle de 1867 rompt avec le modèle britannique pour donner explicitement aux sénateurs le droit de démissionner. Le modèle canadien du Gouvernement responsable prévoit donc la nature représentative du Sénat en assurant la responsabilité des représentants provinciaux envers l’autorité sous-jacente à leur poste.
Comme il était prévu que les partis politiques provinciaux soient représentés au Sénat, il leur appartient de choisir et d’autoriser leurs représentants à agir en leur nom au Sénat. Bien que ce système fondé sur l’honneur soit devenu caduc aujourd’hui, les partis politiques peuvent toujours garantir le respect de l’autorité qu’ils confient à leurs délégués en exigeant aux candidats proposés qu’ils signent une lettre de démission non datée.
Les partis provinciaux auraient intérêt à déléguer les meilleurs candidats possible au Sénat. Les électeurs provinciaux seraient certainement très influencés par leurs performances et puniraient sûrement tout parti qui supporterait des imbéciles pour représenter et protéger leurs intérêts provinciaux. En outre, il serait dans leur intérêt de déléguer des personnes possédant les habiletés requises pour renforcer l’administration gouvernementale.
La nomination à vie des sénateurs (modifiée ultérieurement pour mettre fin au mandat à l’âge de 75 ans) n’a pas été conçue pour les dispenser de leur responsabilité devant ceux qu’ils représentent, mais plutôt pour garantir leur liberté d’expression en empêchant le Gouverneur général de démettre des sénateurs gênants.
G. Mise en œuvre de la Loi constitutionnelle de 1867
Pourquoi les provinces ne sont-elles pas représentées aujourd’hui au Sénat? Pourquoi sommes-nous gouvernés par la simple majorité à la Chambre des communes?
C’est parce que le premier Gouverneur général du Canada, dans une lettre datant du 24 mai 1867, a invité John A. Macdonald à former le premier gouvernement du Canada à condition qu’il accepte de mettre fin au modèle canadien de gouvernement responsable. Il a écrit :
En vous autorisant à remplir ce devoir de former une administration pour le Dominion du Canada, je tiens à exprimer ma ferme opinion, qu’à l’avenir, il sera clairement compris que le poste de premier ministre sera occupé par une seule personne qui sera responsable envers le Gouverneur général pour la nomination des autres ministres et qu’on mettra fin au système de premiers ministres doubles qui a prévalu jusqu’à présent[51].
Il n’est pas difficile d’imaginer l’arrangement qui saurait subjuguer Macdonald : le Gouverneur en conseil autoriserait tout le pouvoir que le premier ministre demandait dans les affaires internes du Canada s’il défendait les intérêts de Sa Majesté dans ses affaires internationales.
Afin de maintenir les apparences de la continuité du système du Gouvernement responsable, John A. Macdonald a simulé le maintien d’un gouvernement de coalition en s’associant, non pas avec le Sénat mais avec le chef de l’opposition à la Chambre des communes. Contrairement à l’article 18, il a appliqué les règles de la Chambre des lords au Sénat en soutenant que son rôle consistait à effectuer un second examen objectif de la législation fédérale. Lorsqu’il a commencé à nommer les représentants des provinces au Sénat, il a contrecarré la première tentative de réforme du Sénat en soumettant celle-ci au débat dans le cadre d’une commission parlementaire qu’il contrôlait jusqu’à la dissolution du Parlement. Lorsque le Nouveau-Brunswick a contesté la légitimité de son abrogation de lois provinciales, il a réussi à faire taire la controverse sans que personne conteste le fait que le premier ministre du Canada exerçait les prérogatives de la population à sa guise.
H. La preuve que la structure politique double devait être reconduite
Comme le droit civil relève de la compétence exclusive des provinces en vertu de l’article 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, la protection des droits civils des minorités au Canada suppose nécessairement une structure démocratique qui puisse légitimement révoquer une loi abusive approuvée par la majorité d’une Assemblée législative provinciale.
Le mécanisme démocratique, conçu par la Loi constitutionnelle pour empêcher de tels abus, a été établi par l’article 90 accordant au Gouverneur général le pouvoir de désavouer des lois provinciales. Alpheus Todd raconte en profondeur la crise constitutionnelle créée par la Loi des écoles communes du Nouveau-Brunswick, qui obligeait la minorité acadienne franco-catholique à payer pour un enseignement public anglo-protestant[52].
Bien que la Chambre des communes ait voté une résolution enjoignant au Gouverneur général de désavouer la loi, il a refusé. Le débat a fait rage dans les plus hautes instances à Londres et à Ottawa, dans les parlements et devant les tribunaux. En fin de compte, il a été largement convenu de mettre de côté le pouvoir de désaveu, car son utilisation « équivaudrait à abroger cette portion de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique qui confère un droit exclusif de légiférer sur certaines questions aux législatures provinciales[53] ».
Toutefois, avec un conseiller principal du Sénat au Conseil du gouverneur, la dynamique de ce mécanisme est géniale. Le Parti égalité, créé au Québec en 1989 pour contester les lois linguistiques limitant l’usage de l’anglais, a obtenu 3,7 % des voix lors des élections générales tenues plus tard la même année et a remporté quatre sièges à l’Assemblée. Si la représentation au Sénat avait été en jeu, ce parti aurait probablement obtenu beaucoup plus. Avec un système de représentation proportionnelle au Sénat, il aurait probablement obtenu un siège dans cette chambre. Le parti aurait fort possiblement pu réunir une majorité au Sénat pour conseiller le gouverneur générale de désavouer la loi provinciale sur la langue.[54]
Ce mécanisme a pour effet de transformer une majorité à l’Assemblée législative d’une province en une minorité à la Chambre haute dans le but de protéger les intérêts constitutionnels légitimes de tous les partis minoritaires au Canada. Les provinces, assumant elles-mêmes le désaveu de lois provinciales, ne pourraient pas prétendre que l’exercice de ce pouvoir fait échec à la compétence exclusive provinciale voulue par la loi.
L’abandon de l’exercice du pouvoir de désavouer des lois provinciales en matière civile mène nécessairement à l’abandon du pouvoir de désavouer les lois provinciales qui empiètent sur les compétences fédérales, et ce, bien que le Sénat et la Chambre des communes conviennent qu’il devrait être exercé.
La mise en place d’un Sénat au sein duquel les provinces pourraient négocier de façon continue leurs intérêts en toute légalité et d’un cadre qui tend vers la conciliation dans l’intérêt de tous les Canadiens, comme le souhaitaient les Pères de la Confédération, pourrait bien être l’élément manquant qui permettrait de résoudre les différends entre provinces rapidement et à l’aimable. La crise constitutionnelle de 2018, occasionnée par un conflit entre la Colombie-Britannique et l’Alberta au sujet de l’expansion de l’oléoduc Trans-Mountain, est l’illustration dramatique la plus récente de l’incapacité de nos mécanismes actuels à éviter la dégénération de telles controverses.
Le modèle canadien de Gouvernement responsable repose sur un équilibre entre une variété d’intérêts et de centres de pouvoir, dont le pivot est l’intérêt constitutionnel légitime de la population. Il s’agit d’un système dans lequel les différents acteurs politiques ne peuvent atteindre leurs objectifs qu’avec le soutien du peuple, non pas en utilisant un subterfuge pour tenter d’accroître son pouvoir, mais uniquement par la coopération et la conciliation.
I. Suggestions pour de futures recherches
Nous connaissons certains éléments de base qu’un tel système comporterait, comme un Sénat nommé par les provinces, un gouvernement de coalition formé et dirigé par deux premier ministres représentant respectivement le Sénat et la Chambre des communes, un cabinet qui serait responsable devant les deux chambres et un Gouverneur général pouvant jouer le rôle de médiateur impartial entre ces dernières.
Mais ce modèle de gouvernement a été conçu pour fonctionner au sein d’une seule chambre. L’intention de l’appliquer à un parlement bicaméral constitutionnellement équilibré n’a jamais été pleinement conceptualisée. De nombreuses questions demeurent et le programme de recherche consiste maintenant à les explorer.
Par exemple, l’approbation du caractère représentatif du Cabinet de coalition et de son programme politique a été donnée par la majorité de l’Assemblée-unie. L’application de ce mécanisme démocratique dans le contexte d’un parlement bicaméral constitutionnellement équilibré aurait nécessairement besoin de l’approbation des deux chambres, d’une double majorité! Ce principe a été envisagé en 1856-57 lors de la lutte pour réparer l’injustice découlant de l’Acte d’Union. Il a été rejeté, car il rendrait le Cabinet de coalition impraticable. Pourrait-on trouver un processus politique pour faire fonctionner ce mécanisme démocratique?
Dans le modèle canadien du Gouvernement responsable, la Gouverneure générale joue un rôle important et extrêmement délicat, contrairement au rôle essentiellement cérémoniel qu’elle joue aujourd’hui. La Gouverneure générale ne doit posséder aucun semblant d’autorité pour exercer les pouvoirs de l’État comme elle le veut. Elle ne peut même pas parler ni se défendre autrement que par l’intermédiaire d’un chef politique reconnu. Pourtant, elle doit assurer la gouvernance conformément aux vœux et aux intérêts bien compris de la population. Depuis le Statut de Westminster de 1931, le Gouverneur général n’est plus un officier de la Reine. Il n’appartient donc plus à Reine de nommer le Gouverneur général. Quel système de nomination garantirait qu’un Gouverneur général puisse jouer ce rôle efficacement?
L’Institut du Gouvernement Responsable a pour mission de faire avancer le débat sur ces questions et sur d’autres similaires. Nous ne pouvons pas le faire seuls. Nous espérons intéresser des politologues universitaires à explorer ces questions avec nous. En 1867, le Canada était sur le point de mettre sur pied un système politique qui aurait pu être un modèle pour le monde. Un siècle et demi plus tard, il est toujours possible de le faire, mais il faudra les efforts de certains des meilleurs esprits politiques du pays pour y parvenir. Notre équipe, regroupant des personnes de différentes origines ethniques provenant de villes de partout au Canada et possédant une vaste expérience professionnelle, garde une place juste pour vous.
Vincent Pouliot, président
Institut du Gouvernement Responsable
Tous droits réservés.
[1] (1980) 1 RSC 54 à la page 57.
[2] [1998] 2 RCS 217 par. 32, 49, 50.
[3] Ibid. par. 52.
[4] Ibid. par. 43.
[5] Ibid. par. 43
[6] Ibid., par. 58.
[7] Ibid., par. 62.
[8] Ibid., par. 153.
[9] Ibid., par. 67.
[10] Ibid., par. 101.
[11] Ibid., par. 67.
[12] Ibid., par. 38.
[13] Ibid., par. 39.
[14] Ibid., par. 40.
[15] Ibid., par. 41
[16] Ibid., par. 41
[17] Ibid., par. 33
[18] Ibid., par. 59
[19] Ibid., par. 63
[20] Le Rapport de Lord Durham, traduit par Marcel-Pierre Hamel, Québec, Éditions de Québec, 1948, p. 59.
[21] Ibid., p. 127.
[22] Ibid., p. 128.
[23] Ibid. p. 186-187.
[24] Ibid. p. 154.
[25] Ibid. p. 295.
[26] Ibid. p. 297.
[27] Ibid. p. 336.
[28] 3 & 4 Vict., c. 35 (Royaume-Uni).
[29] Traduites dans le Manifeste adressé au peuple du Canada par le Comité constitutionnel de la réforme et du progrès publié dans La Minerve le 15 novembre 1847.
[30] Reminiscences in the life of Sir Francis Hinks, K.C.M.G., C.B. p. 150-155.
[31] S. Leacock, Baldwin LaFontaine Hinks: Responsible Government, Toronto: Morang & Co. Limited, 1907, p. 284-6.
[32] Débats parlementaires sur la question de la Confédération, Québec : Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p.31.
[33] Ibid., p. 199-247
[34] J.M.S. Careless, The Union of the Canadas, Toronto: McClelland and Stewart, 1967, p. 116.
[35] Débats parlementaires sur la question de la Confédération, Québec : Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 576.
[36] Ibid., p. 92.
[37] John Hamilton Gray, Confederation, Toronto: Copp Clark, 1872, p. 33-34.
[38] Débats parlementaires sur la question de la Confédération, Québec : Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 54
[39] Ibid., p. 87
[40] Ibid., p. 88.
[41] Ibid., p. 92.
[42] Débats parlementaires sur la question de la Confédération, Québec : Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 1
[43] Ibid. p. 14
[44] Pope, Joseph, ed. Confederation: Being a Series of Hitherto Unpublished Documents, pp. 61-66
[45] [Traduction libre] Parliamentary Debates on the subject of Confederation, Quebec: Hunter, Rose & Co., 1865,p. 30.
[46] Débats parlementaires sur la question de la Confédération, Québec : Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 1
[47] William Edward Hearn, The government of England, its structure, and its development, 2e edition, London, Longmans, Green and Co., 1887, p. 120
[48] J.G.A. Pocock, The Ancient Constitution and the Feudal Law, Cambridge at the University Press, 1957, pp- 111-112, note 3 p.183
[49] Débats parlementaires sur la question de la Confédération, Québec : Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 30.
[50] William Edward Hearn, The government of England, its structure, and its development, 2e edition, London, Longmans, Green and Co., 1887, p. 459-63.
[51] [Traduction libre] Archives publiques du Canada, Documents Macdonald, M. G. 26-A, vol. 51, p. 2047-9, spool c-1505, MIKAN# 528612.
[52] [Traduction libre] Alpheus Todd, Parliamentary Government in the Colonies, London: Longman Green & Co., 1880, p. 331-374
[53] Ibid., p 337.
[54] Je ne conteste pas la nécessité actuelle de la Loi 101. Son adoption fait suite à maint abus par lequel les Canadiens français ont été opprimés dans le reste du Canada et effectivement, évincés de l’Ouest canadien. Vous pouvez imaginer que si le Québec et les provinces maritimes avaient été constitutionnellement représentés au Sénat et au Conseil du Gouverneur, cet abus aurait été contré dès le début. Le Canada serait effectivement bilingue aujourd’hui. Il est probable que les indigènes aussi se seraient épanouies à leur façon.