Redonner au Sénat son rôle premier

Par Vincent Pouliot, président de l’Institut du Gouvernement Responsable

(Version actualisée de l’article publié dans le journal le Devoir le 18 juin 2015)

Montesquieu a écrit « La liberté politique ne se trouve que (…) lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir; mais c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. (…) Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »

Voilà ce que le Sénat devait être : un pouvoir qui arrête le pouvoir. Plus précisément, le Sénat devait permettre aux provinces de contraindre le fédéral à rendre compte de son exercice du pouvoir et d’en empêcher l’abus.

L’encadrement constitutionnel du pouvoir

L’État exerce deux types de pouvoirs. Il exerce la force de la loi pour assurer le respect de la civilité sociale tel que défini au Parlement. Aussi, il exerce la prérogative du souverain, laquelle appartient au citoyen sous la constitution britannique. Cette prérogative comprend tous les pouvoirs discrétionnaires de l’État.

Au Canada, le gouverneur général est dépositaire de cette prérogative. Il ne possède toutefois pas l’autorité de l’exercer. Son rôle est de sanctionner l’exercice du pouvoir selon la volonté du citoyen afin de garantir la légitimité de l’État. Il connaît cette volonté par l’entremise de conseillers qui possèdent l’autorité du Parlement de lui recommander cet exercice du pouvoir.

Aujourd’hui, seule la Chambre des communes par l’entremise du premier ministre du Canada avise le Gouverneur en conseil de la volonté du Parlement. Ainsi, le gouverneur général doit sanctionner l’exercice de tous les pouvoirs discrétionnaires de l’État sur demande du premier ministre, sans que nul ne puisse contester la légitimité de cette attribution de pouvoirs.

Le Gouverneur-en-conseil doit ainsi sanctionner notamment :

  • La conception, la structure et l’étendue des pouvoirs accordés par tout projet de loi fédérale et de toute sa réglementation;
  • La nomination des ministres, des sénateurs, des membres du conseil du gouverneur, des juges, des ambassadeurs et des plus hauts officiers politiques de l’État;
  • La convocation, prorogation et dissolution du Parlement, les règles de conduite du Parlement, et la réglementation de la nomination, de la rémunération et des sanctions de nos représentants au Parlement;
  • Le déploiement de nos forces militaires, la négociation des traités internationaux et la politique qui sous-tend nos relations internationales.

Par contre, l’article 18 de l’Acte constitutionnel (1867), confirmé par l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada, accorde à la fois au Sénat et à la Chambre des communes les mêmes pouvoirs et privilèges que ceux que possédait la Chambre des communes du Royaume-Uni en 1867.

Le privilège le plus important de la Chambre des communes, qui est à la base même de la monarchie constitutionnelle acquise par la Révolution glorieuse, est celui de déléguer une personne possédant la confiance de la Chambre au conseil du gouverneur.

Si les provinces étaient représentées de façon appropriée au Sénat et que le Sénat était représenté au conseil du gouverneur, elles pourraient alors s’opposer si le premier ministre du Canada tentait de conseiller le gouverneur général quant à la nomination de sénateurs au motif que les provinces ne confèrent pas au premier ministre l’autorité de choisir leurs représentants au Sénat. Les provinces pourraient faire respecter leurs compétences constitutionnelles exclusives. Elles pourraient approuver et surveiller les dépenses fédérales. Elles pourraient même faire respecter le droit qu’elles possèdent en Common Law de participer au choix du Gouverneur général du Canada.

Le caractère représentatif du Sénat

C’est faux de croire que les Pères de la Confédération voulaient un Sénat faible et illégitime.

La quatorzième résolution de la Conférence de Québec de 1864, qui a jeté les assises de la Constitution de 1867, stipule « Les premiers [sénateurs] (…) seront nommés par la Couronne, à la recommandation du Gouvernement général et sur la présentation des gouvernements locaux respectifs. Dans ces nominations, on devra avoir égard aux droits [de] (…) l’opposition dans chaque province, afin que tous les partis politiques soient, autant que possible, équitablement représentés. »

Cette résolution a pour effet de constituer la pleine capacité politique locale du citoyen au Sénat!  La capacité politique que le citoyen accorde à la législature provinciale est exactement constituée au Sénat par la représentation proportionnelle de ses partis politiques provinciaux.  Ce caractère représentatif permet la représentation et la protection des intérêts locaux en harmonie avec la volonté provinciale.

Elle prévoyait seulement la nomination des premiers sénateurs parce que les Pères de la Confédération n’ont pu s’entendre sur plus. Plusieurs d’entre eux soutenaient que chaque province devrait être libre de choisir ses représentants comme elle le veut. Tous étaient d’accord, par contre, que la question devait être réglée par la Conférence. Les délégués se sont donc entendus sur ce compromis.

Ils ont tout naturellement supposé que le principe représentatif établi pour le choix des premiers sénateurs continuerait de s’appliquer jusqu’à ce que la province en décide autrement. Les Pères de la Confédération n’ont certainement pas prévu que le gouvernement fédéral soit structuré de manière à empêcher les provinces de recommander au gouverneur général leur choix de représentants au Sénat.

L’exclusion des provinces du gouvernement de leur fédération – Le renversement de l’ordre constitutionnel du Canada

Comment les provinces ont été exclues du pouvoir est digne d’un roman politique.

Le gouvernement de la fédération devait être une adaptation du modèle du « Gouvernement responsable » qui a réussi à concilier les intérêts du Haut et du Bas-Canada dans leur gouvernement commun en la province du Canada entre 1840 et 1867.

Ce modèle était caractérisé par un gouvernement de coalition constitué et dirigé par deux premiers ministres lesquels étaient les chefs politiques du Haut et du Bas-Canada au conseil du gouverneur.

Il a été structuré ainsi pour satisfaire à l’application intégrale des principes du Gouvernement responsable à l’équilibre constitutionnel entre le Haut et le Bas-Canada dicté par l’Acte d’Union (1840).

Il y avait 2 premiers ministres parce que la Chambre d’Assemblée avait résolu le 3 septembre 1841, que, pour garantir un gouvernement responsable, les aviseurs-en-chef du Gouverneur Général, constituant l’administration sous lui, devait posséder la confiance des représentants de la population à l’Assemblée.

Puisque l’article 12 de l’Acte d’union accordait au Haut et au Bas Canada le même nombre de représentants à la Chambre d’assemblée, les deux ont soutenu avoir le même droit à la garanti au gouvernement suivant leurs propres vœux et intérêts.

L’application intégrale de ces mêmes principes à l’équilibre constitutionnel établie entre le Sénat et la Chambre des communes par l’article 18 de l’Acte constitutionnel devait créer la même structure politique à double direction devant garantir le Gouvernement responsable du Canada.

D’ailleurs, l’article 91 renouvelle explicitement non seulement cette structure politique à double direction mais aussi, le mécanisme démocratique pour concilier les intérêts des deux chambres  comme suit :

“It shall be lawful for the Queen, by and with the advice and consent of the Senate and the House of Commons, to make laws for the peace, order and good government of Canada, (…)”

Mais à Londres en 1867, avant même l’assemblée du premier parlement du Canada, le premier Gouverneur général Lord Monck a nommé John A. Macdonald seul premier ministre pour pouvoir s’arranger avec lui sans que les provinces s’en mêlent. Il écrit:

“In authorising you to undertake this duty of forming an administration for the dominion of Canada I desire to express my strong opinion that in future it shall be distinctly understood that the position of First Minister shall be held by one person who shall be responsible to the Gov. Gen for the appointment of the other Ministers, and that the system of dual First Ministers which has hitherto prevailed shall be put an end to”

-Public Archives of Canada, Macdonald Papers, M.G. 26-A, vol. 51, p 2047-9, bobine c-1505, MIKAN# 528612

Il n’est pas difficile d’imaginer l’arrangement qui aurait réussi à subjuguer Macdonald : le Gouverneur général sanctionnera tous les pouvoirs discrétionnaires que désire le premier ministre en matières internes s’il s’organise pour exécuter la volonté de Sa Majesté dans les affaires internationales du Canada.

Pour consolider son pouvoir suite à la première élection fédérale, le premier ministre simule la continuation du système de Gouvernement responsable en établissant un gouvernement de coalition, non pas avec le Sénat, mais avec le chef de l’opposition à la Chambre des communes. Contrairement à l’article 18, il applique les règles de la Chambre des Lords au Sénat en insistant que son rôle était de porter un second examen modéré et réfléchi à la législation fédérale.   Lorsqu’il commence à nommer les sénateurs, il fait échec au premier mouvement de réforme du Sénat par l’étude en commission parlementaire qu’il contrôle jusqu’à la dissolution du parlement. Lorsque le Nouveau-Brunswick conteste la légitimité de son désaveu des lois provinciales, il réussit à faire taire la controverse sans résoudre cette anomalie qui lui permet l’exercice illimité de tous les pouvoirs discrétionnaires de l’État.

Il met à l’œuvre toutes les ressources et tout le trésor du Canada pour maintenir son pouvoir. Il permet aux provinces le minimum requis pour maintenir la stabilité.

Conclusion

Depuis toujours, les détenteurs du pouvoir fédéral ont craint le genre de contrôle qu’un Sénat efficace et représentatif pourrait exercer. Par conséquent, ils ont véhiculé des conceptions erronées qui ont donné lieu au gâchis que nous connaissons aujourd’hui. L’actuelle crise du Sénat offre la possibilité de redonner à la Chambre haute du Canada son rôle premier par l’application intégrale des principes constitutionnels au libellé de la Constitution. Il en résulterait la structure politique prévue pour permettre au citoyen de pleinement exprimer sa volonté politique et d’exercer l’influence qui lui revient au Parlement du Canada.

http://www.ledevoir.com/opinion/idees/443006/redonner-au-senat-son-role-premier

Le Devoir

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